« Dans la simplicité de mon cœur, je t’ai tout donné joyeusement »

Témoignage du père Luigi Giussani lors de la rencontre du Saint Père Jean-Paul II avec les mouvements ecclésiaux et les nouvelles communautés. Place Saint Pierre, 30 mai 1998. Extrait de Engendrer des traces dans l'histoire du monde, pp. 9-14
Luigi Giussani

J’essaie de dire comment est née en moi une attitude – que Dieu allait ensuite bénir comme il a bien voulu – que je ne pouvais pas prévoir et, encore moins, vouloir.

1. « Qu’est-ce donc que l’homme, pour que tu songes à lui ? Et le fils de l’homme, pour que tu en prennes soin ? » (Ps 8,5). Aucune question ne m’a jamais autant frappé dans ma vie que celle-ci. Il n’y a eu qu’un seul Homme au monde qui pût me répondre, en posant une autre question : « Que sert à l’homme de gagner l’univers entier, s’il vient à perdre son âme ? L’homme, que peut-il donner en échange de son âme ? » (Mt 16,26).
On ne m’a jamais adressé une question qui m’ait autant coupé le souffle que celle-ci, formulée par Jésus Christ !
Aucune femme, jamais, n’a entendu une autre voix parler de son fils avec une telle tendresse originelle et une telle indiscutable valorisation du fruit de son sein, avec une affirmation de sa destinée aussi totalement positive ; seule l’a fait la voix du juif Jésus de Nazareth. Mais, plus encore, aucun homme ne peut se sentir valorisé avec une dignité de valeur absolue, au-delà de toute réussite. Personne au monde n’a jamais pu parler ainsi !
Seul Jésus-Christ prend à cœur toute mon humanité. C’est l’étonnement de Denys l’Aréopagite (Ve siècle) : « Que dirons-nous de cet amour de Jésus Christ pour les hommes, qui a versé le don de la paix sur tout le genre humain ? » [1]. Depuis plus de cinquante ans, je me répète ces mots !
C’est pourquoi l’encyclique Redemptor hominis est entrée dans notre horizon comme une lueur dans les sombres ténèbres qui entourent la terre obscure de l’homme d’aujourd’hui, avec toutes ses questions confuses. Merci, Votre Sainteté !
C’est une simplicité de cœur qui me faisait sentir et reconnaître le Christ comme exceptionnel avec cette immédiateté sûre, comme cela se passe pour l’évidence inattaquable et indestructible de facteurs et d’instants de la réalité qui, une fois introduits dans notre horizon personnel, nous atteignent en plein cœur.
Le fait de reconnaître ce qu’est Jésus Christ dans notre vie saisit alors la totalité de notre conscience de la vie : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6).
« Domine Deus, in simplicitate cordis mei laetus obtuli universa » [2] (« Seigneur Dieu, dans la simplicité de mon cœur, je t’ai tout donné joyeusement ») ; on voit que cette reconnaissance est vraie au fait que la vie a une ultime et tenace capacité de joie.

2. Comment cette joie, qui est la gloire humaine de Jésus Christ et qui me remplit le cœur et la voix à certains moments peut-elle être reconnue comme vraie ? Comment peut-elle être acceptable et raisonnable pour l’homme d’aujourd’hui ?
Parce que cet Homme, le Juif Jésus de Nazareth, est mort pour nous et est ressuscité. Cet Homme ressuscité est la Réalité dont dépend toute la positivité de l’existence de tout homme.
Toute expérience terrestre vécue dans l’Esprit de Jésus, ressuscité d’entre les morts, fleurit dans l’Éternel. Cette floraison ne s’épanouira pas seulement à la fin du temps ; elle a commencé au crépuscule de Pâques. Pâques est le début de ce chemin vers la Vérité éternelle de tout, un chemin qui se trouve donc déjà dans de l’histoire de l’homme.
Jésus Christ, en tant que Verbe de Dieu incarné, devient en effet présent, parce que Ressuscité, en tout temps, à travers toute l’histoire, pour arriver du matin de Pâques jusqu’à la fin de ce temps, de ce monde.
L’homme de chaque jour peut dorénavant expérimenter l’Esprit de Jésus, c’est-à-dire du Verbe qui s’est fait chair, dans Sa force rédemptrice de toute l’existence de chacun et de l’histoire humaine, dans le changement radical qu’il produit en celui qui Le rencontre, et qui, comme Jean et André, Le suit.
Ainsi pour moi, la grâce de Jésus, dans la mesure où j’ai pu accepter Sa rencontre et La communiquer à mes frères dans l’Église de Dieu, est devenue l’expérience d’une foi, qui, dans la Sainte Église, c’est-à-dire dans le peuple chrétien, s’est révélée comme un appel et une volonté d’alimenter un nouvel Israël de Dieu : « Populum tuum vidi, cum ingenti gaudio, Tibi offerre donaria » (« J’ai vu ton peuple, avec une très grande joie, reconnaître l’existence comme une offrande à toi »), poursuit la Liturgie [3] .
J’ai ainsi vu se former un peuple, au nom de Jésus Christ. Tout en moi-même est vraiment devenu plus religieux, jusqu’à la conscience tendue vers la découverte que « Dieu est tout en tout » (1Co, 15,28). Dans ce peuple, la joie est devenue « ingenti gaudio », c’est-à-dire facteur décisif de sa propre histoire, comme positivité ultime et donc comme joie.
Ce qui pouvait sembler être, au mieux, une expérience particulière devenait un protagoniste dans l’histoire, donc un instrument de la mission de l’unique Peuple de Dieu.
Ceci fonde maintenant la recherche d’une unité exprimée entre nous.

3. Le précieux texte de la liturgie ambrosienne conclut : « Domine Deus, custodi hanc voluntatem cordis eorum » [4] (« Seigneur Dieu, sauve cette disposition de leur cœur »).
L’infidélité naît toujours dans notre cœur, même face aux choses les plus belles et les plus vraies, face auxquelles, devant l’humanité de Dieu et la simplicité originelle de l’homme, l’homme peut faillir par faiblesse ou préjugé mondain, comme Judas et Pierre. L’expérience personnelle de l’infidélité, qui surgit toujours en révélant l’imperfection de chaque geste humain, exige également avec ardeur la mémoire continue du Christ.
Au cri désespéré du pasteur Brand dans le drame homonyme d’Ibsen (« Réponds-moi, Dieu, à l’heure où la mort m’engloutit : est-ce assez de toute une volonté d’homme pour acheter une parcelle de salut ? » [5]), correspond l’humble positivité de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qui écrit : « Lorsque je suis charitable, c’est Jésus seul qui agit en moi » [6].
Tout ceci signifie que la liberté de l’homme, toujours impliquée par le Mystère, a une forme d’expression suprême et inattaquable : la prière. Pour cela, la liberté s’exprime, selon toute sa vraie nature, comme une demande d’adhésion à l’Être, et donc à Jésus Christ. Même dans l’incapacité, dans la grande faiblesse de l’homme, l’affection pour le Christ est destinée à persister.
En ce sens, Jésus Christ, Lumière et Force pour chacun de ses disciples, est le reflet adéquat du terme sous lequel le Mystère apparaît dans son rapport ultime avec la créature, la miséricorde : Dives in Misericordia. Le mystère de la miséricorde bouleverse toute image humaine de tranquillité ou de désespoir ; même le sentiment du pardon est contenu dans ce mystère de Jésus Christ.
Voici l’étreinte ultime du Mystère, contre laquelle l’homme – même le plus éloigné et le plus pervers ou le plus obscur, le plus ténébreux – ne peut rien opposer, ne peut opposer aucune objection : il peut la déserter, mais en se désertant lui-même et son propre bien. Le Mystère en tant que miséricorde a le dernier mot, même sur toutes les possibilités les plus laides de l’histoire.
C’est pourquoi, l’existence en tant qu’idéal ultime s’exprime dans l’attitude du mendiant. Le vrai protagoniste de l’histoire est le mendiant : Jésus Christ mendiant du cœur de l’homme et le cœur de l’homme mendiant de Jésus Christ.



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[1] Denys l’Aréopagite, Traité des noms divins, Bruyset-Ponthus, Lyon 1763, p. 285.
[2] Prière d’Offertoire de l’ancienne liturgie pour la fête du Sacré-Cœur de Jésus, in Messale Ambrosiano. Dalla Pasqua all’Avvento, Milan 1942, p. 225. Cf aussi 1Ch 29,17-18.
[3] Voir Note 5.
[4] Prière d’Offertoire de l’ancienne liturgie pour la fête du Sacré-Cœur de Jésus, in Messale Ambrosiano..., op. cit.
[5] H. Ibsen, Brand, Perrin, Paris 1895, p. 278.
[6] Thérèse de Lisieux, Histoire d’une âme, chap. IX.